Nichapour, au cœur du Khorâsân, s’étendait comme un tapis de jardins et de fontaines, où l’eau murmurait aux minarets et où les cyprès se penchaient vers le ciel étoilé. Là naquit Omar, fils d’Ibrahim Khayyâm, dans une maison emplie de livres et de senteurs de jasmin. Dès sa jeunesse, il montra une mémoire prodigieuse : les textes d’Avicenne, lus et relus sept fois, étaient absorbés par son esprit et restitués avec une précision qui stupéfiait maîtres et compagnons.
Les premières lueurs de l’aurore éclairaient ses pages, tandis qu’il méditait sur la nature des nombres et des astres. Mais il n’était pas seulement mathématicien : il ressentait chaque équation comme une mélodie, chaque phénomène céleste comme un poème. Le plaisir du savoir se mêlait chez lui à la jouissance des jardins et des fruits, et il apprenait à goûter la vie avec la même intensité que l’on contemple les étoiles.
Lorsque l’invitation de Nizam al-Mulk arriva, Omar entreprit le voyage vers Ispahan, caravanes et marchands l’accompagnant sur des routes bordées de vergers et de fontaines. C’est en chemin qu’il croisa Hassan, fils d’Ali Sabbâh de Kom, un jeune étudiant au regard vif, avide de science et de mystère. L’un et l’autre furent fascinés par l’étendue de leur savoir : l’un, poète et mathématicien, l’autre, futur chef d’une secte ésotérique. Leurs discussions sur les étoiles, le destin et la nature de l’âme résonnaient sous le soleil brûlant des collines persanes et au son des clochettes des caravanes,
Ispahan s’élevait majestueuse sous le regard de Nizam al-Mulk, vizir éclairé et craint, bâtisseur d’empire et mécène des sciences. Omar y fut présenté comme sage et désintéressé. Le vizir lui proposa un poste au cœur du gouvernement, espérant y trouver un arbitre juste face aux intrigues de palais. Omar déclina avec élégance, préférant la contemplation des étoiles et des mathématiques aux intrigues humaines. À sa suggestion, Hassan Sabbâh fut désigné comme candidat. Ainsi, les chemins des deux amis se séparaient : l’un vers la puissance politique, l’autre vers la liberté des savoirs et de l’esprit.
Omar s’installa à Ispahan, construisant un observatoire qui semblait toucher les étoiles. Jour après jour, il scrutait les cieux, calculait les trajectoires des astres et réforma le calendrier persan, donnant naissance à l’ère d’Omar Khayyâm. Mais ses quatrains, ses Rubâ’iyât, étaient peut-être son œuvre la plus intime : dans le vin, dans le parfum des fleurs, dans le rire des amis, il déposait des méditations sur la fugacité du temps et la profondeur de l’instant.
Chaque quatrain était un petit univers, où le plaisir et la réflexion coexistaient : « Bois le vin, contemple le ciel, et médite sur les étoiles », semblaient-ils murmurer. Les jardins de Nichapour et les nuits étoilées d’Ispahan devinrent les témoins de sa méditation sur la vie et la mort, l’éphémère et l’éternel.
Pendant ce temps, Hassan Sabbâh poursuivait sa route vers les montagnes du nord, où il choisirait Alamut comme bastion de sa foi. Là, entre les pics escarpés, il fonda la secte des Assasiyoun, entraînant ses disciples, les fidaï, dans des missions extrêmes au nom de l’Imam Caché. Mais jamais il n’oublia Omar, l’homme libre, dont la lumière du savoir l’attirait malgré ses ambitions religieuses. Omar, fidèle à sa liberté, refusa de rejoindre les tours d’Alamut, laissant ses quatrains à l’abri dans une cache secrète.
Alamut devint un lieu de légende : ses murs impénétrables, ses jardins secrets, ses bibliothèques et ses initiés firent rêver et redouter les voyageurs. Les histoires d’assassins fanatiques circulaient dans tout le Proche-Orient, mais Omar, lui, demeurait au milieu des étoiles et des jardins, contemplant le monde plutôt que de le dominer.
Le manuscrit des Rubâ’iyât, plus tard conservé dans la cache d’Alamut, devint symbole de résistance et de liberté intérieure. Chaque quatrain respirait l’Orient des sens et de la pensée : le vin, les fleurs, le temps et la nuit étoilée se mêlaient dans des images à la fois simples et profondes. Omar y enseignait que savourer l’instant n’était pas un péché, mais une philosophie, et que contempler le monde était une forme de connaissance.
Les Seldjoukides se disputaient les trônes et les vizirs, les Mongols préparaient leurs hordes destructrices, et Alamut, bastion de Hasan-i Sabbâh, finirait par tomber sous les assauts. Mais les quatrains d’Omar survécurent au temps et à la destruction. Dans les jardins, sous les fontaines et les étoiles, ses mots continuaient à murmurer leur sagesse et leur ivresse : la vie est courte, mais chaque instant peut contenir l’infini.
Omar Khayyâm, poète et savant, resta ainsi l’homme qui marchait entre les hommes et les étoiles, qui savourait le vin et le savoir, la liberté et la beauté. Ses Rubâ’iyât demeurent des fenêtres ouvertes sur un Orient à la fois réel et rêvé, un monde où le plaisir et la réflexion se confondent, et où chaque lecteur peut contempler la lumière des étoiles en même temps que celle de l’esprit.
Omar Khayyâm – Le Savant ivre d’étoiles